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Souvente fois, en une semaine, on vit Fervac, dit « le chanceux » au « Coq Noir ». Parfois seul, parfois accompagné de Manon dite « la ravissante ».

Situé hors les murs de Paris, Faubourg Saint-Victor, le « Coq Noir » ne payait point de mine mais n’y entrait point qui voulait. En effet, devant la porte, se trouvait en permanence un géant auquel il manquait une oreille et le moignon de celle-ci, qui semblait fine dentelle de chair, portait encore la trace des dents d’un adversaire sans doute fort résolu.

En apparence, le géant laissait entrer ou point qui bon lui semblait mais, en vérité, il n’obéissait pas à quelque caprice. Pour pénétrer au « Coq Noir », il fallait absolument réunir deux conditions. La première, être truand reconnu. La seconde, se trouver tout dévoué à la Fronde. Mais ces deux états se devaient être obligatoirement liés ; un simple truand n’entrait point, et pas davantage un quelconque Frondeur.

Fervac, chaud partisan des princes et assassin à cinq reprises, pouvait se sentir chez lui au « Coq Noir » où on lui faisait toujours fête avec ce respect étrange qui, en ce milieu, va à ceux qui ont pris la vie des autres. On le jugeait bon compagnon car le lieutenant des Gardes Françaises n’hésitait point à ouvrir sa bourse pour abreuver ses nouveaux amis.

Le « Coq Noir » était un endroit tout en longueur, comprenant une cave sur le côté gauche et une autre issue donnant sur une cour-jardin, celle-ci débouchant sur une rue perpendiculaire au boulevard Saint-Victor.

Étrange établissement, que le « Coq Noir ». Assassins, voleurs, maîtres chanteurs, violeurs, tous s’y côtoyaient en bonne intelligence, échangeant des confidences sur les plus généreux des princes, les moins regardants à la manière et de tous, monsieur de Condé avait la faveur. Peu lui importait qu’on tue un bourgeois, viole sa femme et sa fille, prenne sa cassette et autres valeurs si, par exemple, la victime avait commis un libelle hostile au prince ou ternissant sa gloire.

En outre, par les moyens qu’ils employaient, dont la torture était le favori, les truands obtenaient excellents résultats et renseignements de tout premier plan, ce qui en faisait les meilleurs des agents de la Fronde.

Ces histoires, rapportées à Nissac par Fervac, avaient beaucoup surpris le comte qui s’alarmait de cette entrée de la truanderie en politique. Qu’une bande d’assassins et de maquereaux pût ainsi servir des traîtres et des armées étrangères sous couvert de choix en la chose politique le choquait profondément et lui faisait venir appréhension en cela que semblable vilénie pourrait devenir courante en les temps futurs.

Mais telle n’était point, pour l’heure, la pensée de Nissac qui attendait en l’arrière-cour-jardin du « Coq Noir ».

L’action, longuement préparée, devait – ainsi l’espérait-on – se bien dérouler et, en effet, tout commença comme il était prévu.

Ainsi, Fervac se présenta à la nuit, sourit au géant à l’oreille croquée et lui planta son poignard en plein cœur.

L’homme mourut sur le coup.

Aussitôt, aidé de Mathilde de Santheuil, l’officier des Gardes Françaises plaça tonnelet de poudre à canon devant l’entrée du « Coq Noir » et enflamma la mèche courte puis, accompagné de la jeune femme qui portait habit d’homme, il courut sur le boulevard Saint-Victor afin de gagner la cour-jardin où les attendaient les autres Foulards Rouges.

Mathilde avait insisté pour participer à cette chaude affaire et le comte, quoique très contrarié, céda, ne voulant point froisser cette croyance de la jeune baronne qui pensait que, bien souvent, une femme vaut un homme. Dans cet esprit, dès qu’elle le rejoignit, il lui noua amoureusement foulard rouge autour du cou, substituant un très long baiser au petit discours de circonstance.

Nissac et ses compagnons attendaient sans impatience ni crainte la suite des événements. Le général-comte et le baron Sébastien de Frontignac appartenaient tous deux au corps de l’artillerie royale, arme où ils excellaient, et connaissaient également l’art des sapes, utilisées lors des sièges des places ennemies. Aussi avaient-ils dosé avec grand savoir la charge de poudre placée à côté du cadavre de l’homme à l’oreille croquée.

L’explosion, bruit et lueur intense, déchira la nuit et, aussitôt, Nissac et les siens couvrirent le bas de leurs visages avec leurs foulards rouges.

L’éclatement du tonnelet, détruisant totalement la façade, tua une bonne moitié des truands réunis au « Coq Noir ». Les autres, dans la fumée, se ruèrent sur la seconde issue.

À peine à l’air libre, ils se trouvèrent sous le feu des mousquets de Nissac, Frontignac, Mathilde, Le Clair de Lafitte, Fervac, Bois-Brûlé, Florenty et Dautricourt, soit huit armes à feu aux tiges solidement plantées en terre. Tandis que certains Foulards Rouges rechargeaient leurs mousquets, Mathilde, Nissac, Frontignac, Fervac, Le Clair de Lafitte engagèrent les survivants à l’épée.

En quelques minutes, tout fut dit, le « Coq Noir » détruit et trente des meilleurs agents du prince de Condé tués.

La nouvelle devait peu ensuite se faire pâmer de bonheur Mazarin tandis que Louis XIV s’émerveillait de ce genre de coup de main qui flattait son goût de l’élite.

Satisfait, Nissac donnait l’ordre de repli lorsque…

Le duc de Beaufort tendit une bourse au soldat roux, d’origine allemande, et lui fit signe de s’éloigner.

Il savourait cet instant. Ainsi, grâce à ce déserteur venu le trouver, pouvait-il espérer anéantir les « Foulards Rouges ».

Un hasard, un merveilleux hasard ! L’Allemand avait reconnu un de ces gentilshommes qui, tandis qu’il se trouvait assez mal, prirent la peine de le restaurer et de le soigner. Il s’étonna qu’un officier du roi circule ainsi, librement, en les rues de Paris.

Son cœur avait tout de même balancé entre reconnaissance et appât du gain mais l’attrait de l’or fut le plus fort et, par relation de canaillerie, le déserteur n’eut guère de peine à joindre le duc de Beaufort qui se faisait appeler « le roi des Halles » en raison des amitiés qu’il entretenait avec les ribauds et poissardes, en grand nombre dans ce quartier.

Une histoire simple. L’Allemand ne savait pas même qu’il s’agissait d’un Foulard Rouge mais, croisant dans la rue un officier du roi qui se trouvait être Fervac en galante compagnie, en cette occurrence Manon, le déserteur le suivit au « Coq Noir ». Averti, Beaufort se douta que seul un Foulard Rouge, « officier du roi », pouvait montrer pareille audace. Il fit donc placer l’endroit sous surveillance par prévision astucieuse du plan de Nissac et, dès que le rassemblement des Loyalistes fut connu, le « roi des Halles » rassembla la troupe qui se tenait en alerte depuis plusieurs jours, soit un parti d’une centaine de soldats, mousquetaires et dragons.

Le duc de Beaufort ne pouvait souhaiter meilleure conjonction ! Ainsi, dans un premier temps, recueillerait-il grande gloire pour la mise à mort ou la capture des Foulards Rouges qui servaient tant le prestige du roi, mais surtout du Premier ministre haï. Voilà qui rehausserait grandement son prestige à Paris.

Ensuite de quoi, en intervenant à dessein si tardivement, réduisait-il à néant le fort brillant service d’espionnage du prince de Condé… au profit du sien, autre matière à tirer gloire, renforcer sa position et soutenir ses ambitions en le camp de la Fronde.

Il sourit et lança sa centaine d’hommes contre les huit Foulards Rouges qui prirent aussitôt des dispositions de défense derrière le muret où ils ouvrirent meurtrier feu de mousquets contre les assaillants.

Le duc apprécia. Même en une situation désespérée, les Foulards Rouges se battaient avec grand courage mais quoi, l’affaire lui coûterait vingt, trente mousquetaires ?… Soit ! Mais il l’emporterait tout de même.

Il pensait cela avec grand bonheur lorsque…

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